par Olivier Maulin
Depuis son inauguration le 7 février 1662, l?immense scène du théâtre des Tuileries avait accueilli des ballets, des bals masqués, des pantomimes et l?Opéra y avait même trouvé refuge après l?incendie de la salle du Palais-Royal en 1763, jusqu?à l?achèvement des travaux d?une nouvelle salle sept ans plus tard. C?est néanmoins avec l?installation de la Comédie française dans le théâtre que celui-ci connut ses plus grands succès et ses plus grands triomphes.
Depuis 1688, la Comédie française était installée rue des Fossés-Monsieur-le-Prince (aujourd?hui rue de l?ancienne Comédie) mais le bâtiment menaçait ruine et on décida d?en construire un nouveau. En attendant la fin des travaux, elle reçut l?autorisation de s?installer dans « la salle des machines », nom que l?on donnait communément au théâtre, et que venait de quitter l?Opéra. Quelques modifications furent nécessaires. Afin de la rendre plus « rentable », on ajouta cent places au paradis en reculant cloisons et couloirs et on créa quatre loges sur la scène. Le 23 avril 1770, on donna Phèdre et l?Ecole des maris pour l?inauguration.
Si dans ce théâtre, on joua entre autres La veuve de Malabar, de Lemierre et La Partie de Chasse de Henri IV, de Collé, ?uvres qui quitteront assez vite le répertoire de la Comédie, on y donna également Shakespeare pour la première fois sur une scène française (Roméo et Juliette, 1772), ainsi que Le Fils naturel de Diderot, Le Bourru bienfaisant, de Goldoni et surtout Le Barbier de Séville de Beaumarchais qui après avoir été sifflé lors de la première le 23 février 1775, connut quelques jours plus tard un succès éclatant.
La variété du répertoire de la Comédie, le succès de certaines pièces nouvelles, le talent des acteurs attirèrent bientôt un public tel qu?il devint difficile de trouver des places, surtout pour les femmes. Les hommes étaient en effet les seuls à être admis au parterre et à l?orchestre, si bien qu?une femme n?ayant pas les moyens d?avoir une loge à l?année devait s?y prendre « quatre mois à l?avance pour s?assurer une place », rapporte le Nouveau Spectateur d?avril 1776. La cohue était parfois telle qu?il y avait des bousculades au cours desquelles il arriva que des spectateurs mourussent étouffés ! A la première du Barbier de Séville, le public demeuré sans places était si nombreux et si dépité de n?avoir pu entrer qu?il envahit les bureaux et les couloirs du théâtre, faisant force raffut et menaçant le palais de destruction? Il fallut mobiliser la garde en toute hâte.
Le 23 juin 1773, la nouvelle se répandit que la dauphine viendrait le soir même à une représentation. Le public se pressa alors dès midi aux portes du théâtre pour obtenir des billets. Là encore, il y eut cohue, bousculade, début de bagarres entre deux élégantes à chapeau? A dix-sept heures trente, le dauphin et la dauphine arrivèrent au théâtre « au milieu de transports indicibles ».
C?est que la famille royale était friande des spectacles donnés dans la salle des machines. Marie-Antoinette surtout, qui aimait beaucoup Paris et les Tuileries, du moins avant d?être contrainte d?y résider. En 1784, elle aura même le projet de faire réaménager des appartements où elle pourrait coucher lorsqu?elle serait de sortie à Paris. Elle vint ainsi plusieurs fois au théâtre des Tuileries au temps de la Comédie française. Elle assista avec son frère Joseph II à la reprise d??dipe de Voltaire et se trouvait avec Madame Elisabeth et le comte d?Artois à la première de la tragédie Irène, la dernière ?uvre de l?écrivain. Or, à la sixième représentation de cette même pièce, quelques jours plus tard, Voltaire allait connaître son plus grand triomphe, deux mois jour pour jour avant sa mort.
Le 31 mars 1778, la sixième représentation d?Irène se donne à guichet fermé. Entre deux actes, un carrosse aux armes d?azur semé d?étoiles pénètre dans la cour des Princes. Dans le carrosse, Voltaire, 84 ans, tout juste rentré à Paris après vingt-cinq ans d?absence. La foule qui n?a pu obtenir de places et qui se tient dans la cour reconnaît les armes et accueille bruyamment le poète. Voltaire rejoint alors la loge des gentilshommes de la chambre et l?acteur Brizard lui apporte une couronne que Madame de la Villette pose sur sa tête. Les spectateurs, debout, applaudissent à tout rompre pendant vingt minutes. Une sorte d?ivresse traverse la salle. On tape des pieds comme dans un concert rock deux cent ans plus tard, si bien que la poussière, « qu?excitait le flux et le reflux de la multitude agitée » monte « comme une fumée d?encens », nous dit Grimm, non sans méchanceté. Lorsque la tragédie fut terminée, on chercha dans le foyer de la Comédie le buste du vieux poète sculpté par Le Moine que l?on porta sur la scène. Autour de lui, tous les acteurs agitèrent des palmes et Madame Vestris récita des vers de circonstance bissés avec frénésie, malgré leur médiocrité. Lorsque Voltaire sortit du théâtre, les spectateurs se rangèrent sur son passage, « les femmes le port[ai]ent pour ainsi dire dans leurs bras » (Grimm), et ce, malgré sa hideur légendaire. Voltaire remonta enfin dans son carrosse. De toute part, on criait : « des flambeaux, que tout le monde puisse le voir ! » Et dans l?euphorie générale, le carrosse disparut dans la nuit parisienne, laissant derrière lui un public exalté qui avait transformé le vieux philosophe en antique héros? ou en moderne star.
La rumeur de ce triomphe s?était très vite répandu dans Paris et l?engouement pour Voltaire avait gagné jusqu?aux princes. Le comte d?Artois était en effet venu de l?Opéra pour assister à la fin de la scène. Il avait même envoyé son capitaine des gardes assurer à Voltaire qu?il prenait toute part à son triomphe.
Ainsi, l?apothéose du philosophe, qui fut félicité par le futur Charles X, eut lieu dans une salle créée par Louis XIV et qui deviendra dix-sept ans plus tard le siège de la Convention nationale et du Conseil des Anciens avant que Napoléon Ier n?y rétablisse un théâtre que son neveu décidera de déplacer dans un corps de logis à construire sur la place du Carrousel et avant que tout cela ne disparaisse finalement un certain 24 mai 1871.
Aimable autorisation Politique Magazine,
numéro spécial "Tuileries, l'histoire inachevée", juillet-août 2004